mardi 13 septembre 2016

Les grandes arnaques de la musique :"écrire des chansons"

D'après l'Histoire officielle du "rock", on dit que le grand Elvis Costello avait comme défi d'écrire une chanson par jour : musique, texte, structure, rythmique, arrangements divers de base. Certes, la plupart ne finissaient pas sur un disque et resteront au chaud dans ses archives personnelles, mais une telle productivité laisse pantois. Admiratif et envieux, me concernant.

"Et alors ?", me répondit-on lorsque je racontais une énième fois cette anecdote. C'est ainsi que je fis la découverte de Frankie...

Nous sommes tous amenés à rencontrer un sacré gros paquet de "Frankie" au cours de notre existence : le fils d'un voisin un peu glauque, le nouveau copain louche de sa meilleure amie, le pote du pote du pote de la seule personne à qui on est arrivé à parler durant une soirée (ça, c'était le mien), cette fille qui paraissait très très cultivée mais en fait pas du tout, un gars rencontré au hasard dans un grand magasin, un ancien camarade de lycée jamais abordé qui a l'air d'être devenu soudainement "ultra cool" alors qu'il paraissait insipide et prétentieux. Bref, une personne pas forcément identifiable au premier coup d’œil...

Tous ces "Frankie" ont la même chose en commun : ils font de la musique, pas forcément comme professionnels ni semi-pro (ils ont déjà joué à la Fête de la Musique "mais pas que !"), ont un boulot dont l'intitulé à l'air super morbide (ça marche aussi pour leur mémoire s'ils sont étudiants), et surtout, ils ont l'air à l'opposé de ce que vous avez toujours pensé qu'était un "vrai musicien" : peu passionné, pas du tout habité pour la musique (bon, ensuite, vous vous rendrez compte que 90% des "musiciens" sont comme ça, mais cela fera l'objet d'un prochain billet). Vous ne l'entendrez par exemple jamais s'exciter sur le morceau en cours de diffusion, évoquer le dernier groupe qu'il a découvert, ou faire des "top 10" de connards à la Tarantino genre "mes triples albums préférés" ou "les meilleurs albums des 80's avec un nom de couleur dedans".

Et pourtant, il faut se rendre à l'évidence, Frankie fait de la musique... comme vous qui venait de débuter le ukulélé, qui avait fait 4 années horrifiques de piano en conservatoire, ou qui apprenait péniblement la guitare en autodidacte depuis 3 ans dans l'espoir secret de monter un jour un groupe de rock...

La conversation continue : "Mais c'est quand même beaucoup, une chanson par jour, naaan ?
- Moi, j'en ai déjà écrit une trentaine cette année... Easy !"

S'ensuit une grosse période d'accablement, de frustration, de sensation d'échec et d'excitation mêlée. Vous n'avez jamais été foutu d'aller plus loin que la composition d'un demi-couplet plagié sur Plastic Bertrand, et ce gars qui ne paye pas de mine (pour ne pas dire qui "ressemble à un gros tas de merde") en a déjà écrit peut-être près d'une cinquantaine en quelques années avec - comme vous - des études ou une vie à mener à côté.

Dans les secondes qui suivent, vous avez fui, hagard, en direction de ce qui sert de débit de boisson, et une rapide enquête auprès d'une connaissance de Frankie ("ouais, j'crois bien, grave... et ç'a l'air plutôt pas mal !") vous met devant le fait accompli que sa réflexion n'était pas de la mythomanie.

En fermant les yeux, vous visualisez une sorte de pont reliant deux montagnes, et le vide intersidéral en dessous. Vous êtes d'un côté avec plusieurs milliards de personnes, et de l'autre, la foule est clairsemée, on les distingue tous : Bob Dylan, Stevie Wonder, John Lennon, Patti Smith, Kurt Cobain, Marvin Gaye, Neil Young, Kate Bush... et Frankie (qui vous fait un petit signe de la main en mode "beinh... tu traverses pas le pont pour nous rejoindre ? Non, je déconne...")

De l'interprétation et l'écriture, ce dernier art est le plus mal considéré par les gens. Il est normal de s'extasier devant un pianiste qui se brûlera les doigts sur les touches à des vitesses astronomiques, ou devant un guitariste jouant à "300 km/h" dans le magasin local d'instruments de musique. On imagine les dizaines de milliers d'heures de travail qui ont façonné un cerveau pour arriver à une telle coordination gestuelle, comme pour un grand sportif durant les anciens Jeux Olympiques modernes qui passait des barres vertigineuses en saut en hauteur ou qui courait le tour de piste complet plus vite que vous la ligne droite. 
Pourtant une simple immersion dans le monde de la composition rend la chose fascinante et infiniment plus complexe. L'écriture n'est pas un muscle qui se travaille jour après jour (du moins, pas au début), cela demande introspection, recul, personnalité, besoin de faire le "vide" culturellement et socialement, et une sacré dose de travail "d'architecte" pour recoller le puzzle mental qui deviendra une chanson : un travail que peu d'êtres humains sont capables d'accomplir même pour un résultat médiocre... Mais revenons-en à Frankie...

L'histoire en reste (trop) souvent là, entre aigreur, lassitude et incompréhension. Mais parfois, votre côté "détective privé refoulé" ou un gros coup de chance viendront en aide pour connaître le fin mot de toute cette putain d'histoire de merde...

Dans les semaines/mois qui suivent, dans ce qui ne devait être qu'une soirée à la con dans un lieu prétendument "bourré de meufs", il est là (et, oh, il a toujours le même t-shirt). Il a totalement oublié votre existence, vous ne pensez qu'à lui nuits et jours. Vous voulez en avoir le cœur net, vous voulez entendre ses putains de morceaux pour savoir si...

L'approche est naturelle : "Putain Frankie !! Ca me fait trop plaisir de te revoir !! 
- Euuuuh... Serge, c'est ça ? De l'IUT ? Le pote à Fanny ?" (non)

Les étoiles étant alignées, ce magnifique 140 m2 en plein centre-ville dans lequel vous allez passer les trois prochaines heures à noyer votre chagrin dans l'alcool et/ou les drogues de synthèses dispose en son sein de tous les instruments de musique de la création. Profitant d'une sortie de WC de Frankie, vous faites mine de le croiser par hasard (alors que vous le suivez depuis dix minutes), et lancez un "oh ! T'as vu, il est joli ce <instrument de musique>", désignant du doigt une pièce attenante dans laquelle personne n'a encore songé venir vomir ou culbuter sa sexfriend imaginaire. Pour ne pas laisser penser à un piège, vous faites dévier la conversation vers un truc futile genre sa marque, son prix, son poids, son aspect "vintage ou pas". Pas le temps d’affûter votre stratagème que Frankie s'est déjà emparé dudit instrument, et se met à pianoter/gratouiller l'objet d'un air encore plus lymphatique que vous pensiez que cela puisse être décemment possible. L'attente est insoutenable, vous allez enfin (peut-être) savoir.

Vu que vous y pensez constamment, vous avez déjà échafaudés 3 scénarios : 

1) le gars est vraiment mythomane (scénario préféré mais frustrant) votre pote de l'autre soir a sûrement dû confondre avec quelqu'un d'autre, ou n'a pas voulu paraître en reste en disant qu'il n'avait jamais entendu ses chansons. Si c'est le cas, vous imaginez que le gars va partir en courant, improviser un truc pendant quelques secondes, ou alors prétexter un coup de fil ou une soudaine envie de boire un verre pour s'éviter la honte. Il ne s'approchera plus jamais des chiottes, ni de vous de la soirée, mais désormais vous saurez qu'il en est au même point que vous. Quel bel petit enculé quand même...

2) le gars écrit... de la merde (mais alors vraiment) type De Palmas vs Bon Jovi (scénario sympa mais pas si top que ça). C'est vrai ça, si le gars était un génie, on entendrait parler que de lui, il serait à Los Angeles ou à Londres à sniffer de la coke sur les seins de call girls recrutées à prix d'or pendant le mercato, et pas dans ce repère de losers. Malgré tout votre mépris, Frankie aura fait preuve de créativité, et a cherché au plus profond de lui-même pour écrire de A à Z, avec une structure arrêtée, des paroles pesées et réfléchies (mais si totalement à chier), mais ce connard l'a vraiment fait, vous faisant prendre conscience que vous n'avez même pas été foutu de composer une seule mauvaise chanson, et vous faisant mentalement rétrograder de la division 7 à la division 12 des prétendus artistes.

3) en fait, le gars, c'est Jeff Buckley (scénario terrible mais pas si triste que ça). Là, il n'y a rien à faire, le gars c'est Clark Kent, personne n'avait rien vu venir. Pas de bol, vous avez juste croiser l'exception qui confirme la règle, le seul type dans un rayon de 500 km à qui il ne fallait pas parler création musicale. C'est en lui, c'est son destin. Vous ne faites par partie de son monde.

Figure-vous que 99 fois sur 100, c'est le scénario 4 qui va arriver... Celui que personne n'aurait jamais pu voir venir, mais qui aura pour effet de calmer votre ulcère et de vous faire réfléchir à deux fois vous et vos maudits penchants suicidaires autodépréciatifs permanents.

"Tu nous joues un truc à toi ?"

Un court silence puis une ultime réflexion que vous prendrez comme encore un autre coup de poignard au cœur : "bon, bon, bon... j'en ai tellement... Tiens, au hasard, celle-là"

Frankie se met à jouer un accord relativement basique, puis en enchaîne un autre... puis un autre... puis se met à jouer le premier accord... comme ça en boucle pendant une trentaine de secondes. Entre temps, vous venez de vous rappeler que c'était la série de 3 accords utilisés dans la pub pour les produits laitiers (et plus généralement dans 90% des tubes), mais patience, vous attendez la suite. Le tempo se met soudain à baisser, Frankie n'a toujours pas commencé à chanter ni même fredonner quoique ce soit... mais il s'arrête... puis il se tourne vers vous. Un très léger sourire en coin, tel l'artisan satisfait et soulagé d'avoir terminé son dur ouvrage.

Profondément perplexe, vous n'avez le temps d'ouvrir la bouche pour demander ce qui se passe que Frankie vous propose de jouer "une deuxième chanson". Dans la minute qui suivra, vous aurez découvert une bonne moitié de son "répertoire", tout sur la même série d'accords, mais avec de très légères variations rythmiques ou harmoniques. La suite dépend de votre niveau de timidité et de sociopathologie. 

Le meilleur des scénarios voudrait que vous lui riiez à la gueule et que vous vous mettiez à l'insulter. La plupart du temps, la gêne occasionnée et le choc post-traumatique auront raison de votre répartie. Frankie de continuer par des phrases légendaires : "Franchement, j'en ai encore plein à te jouer, c'est fou à quel point j'en ai... ça sort comme ça, de nulle part. La créativité pure" ou "je pense qu'il faudrait que j'offre mes chansons à d'autres groupes qui ne savent pas en écrire, vu que je compte rien en faire".

Frankie est sincèrement persuadé que jouer aléatoirement trois accords (quatre ou cinq les grands jours, mais ça devient limite symphonique) équivaut à écrire une PUTAIN DE VRAIE CHANSON. Les analogies manquent en pareil cas... c'est un peu comme si vous vous considériez écrivain après avoir noirci trois pages de phrases incohérentes type "le chien marche dans la rue. Maman est contente. Je regarde la télé. Il fait beau. Le soleil est bleu". La maîtrise de la technique de base sans processus imaginatif, ni narratif, ni stylistique n'est pas une création (on ne s'attardera pas sur Marcel Duchamp ni Frank Zappa). Ou alors à ce compte-là, vous seriez un tacticien réputé sur la foi de vos exploits sur le jeu vidéo Football Manager, ou vous pourriez vous prétendre boulanger après avoir accidentellement renversé de la farine dans votre évier.

Une chanson est une hybridation de votre culture (connaissance, goûts, tabous, fantasmes) et d'une idée personnelle. Avec une parenté plus ou moins apparente, une énergie propre, l'émotion ressentie au moment de son écriture, un point final. Et en cela une immense gageure...


Les compositeurs sont rares, vous n'en croiserez que peu dans votre vie. Au détour d'une ruelle ou d'un café-concert sordide, un ersatz de Joni Mitchell ou de Bob Dylan vous accablera par sa beauté simple : une voix peu assurée, des chansons peut-être déjà entendues mais qui raconte la vie de cet inconnu. Ceux-là ont déjà franchi le pont, ils ne sont plus avec nous. Puis vous repasserez pour la millionième fois devant ce magasin où des métalleux rejouent à l'identique le solo de "One" de Metallica, ou cet autre où une bande de quinquagénaires font un concours de rapidité de solo de basse en slapping. Tellement nombreux, tellement inutiles.

Vous retournerez chez vous, et réaliserez soudainement en regardant votre immense collection de vinyles, de CD et Spyro : pendant que beaucoup goûtaient à la joie simple de la masturbation en public, d'autres se chargeaient - au détriment de leur santé mentale et physique - de remplir l'intégralité de votre discothèque. Ne sachant comment les remercier, vous lancez une chanson au hasard et fermez les yeux, saisi par le vertige du mystère de sa création, avec sa petite et sa grande histoire.

Frankie a désormais disparu de votre mémoire. Il a décidé d'épargner ses contemporains de sa présence, et a préféré s'orienter vers des voies plus classiques comme : arrêter de s'intéresser à la musique, devenir critique rock (c'est souvent la même chose), ou tout bonnement aller se faire enculer.

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